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mardi 5 avril 2011

80 ans d'imposture à Majorque.


Le piano de Chopin : 80 ans d’imposture à Majorque
L'histoire vraie du faux piano de Chopin, par Raphaël de Gubernatis. Paru sur le site du NOUVEL OBSERVATEUR , le 6 Avril 2011.


Mots-clés : Chopin, piano, Chartreuse de Valldemosa, Majorque, Frédéric Chopin, George Sand



A la Chartreuse de Valldemosa, les visiteurs les plus illustres comme des millions de touristes se sont vus présenter un piano quelconque comme étant l'un des deux instruments où Chopin a composé ses "Préludes" durant son séjour à Majorque. Alors qu'à deux pas l'authentique piano ne jouissait pas de la même considération.( le pianino Pleyel n° 6668)

Depuis des décennies, dès le début des années 1930 très exactement, les millions de visiteurs accourus sur l'île de Majorque à la Chartreuse de Valldemosa afin d'y verser une larme attendrie au souvenir de Frédéric Chopin et de George Sand, auront été confrontés (pour le prix d'un seul billet d'entrée, mais dans une confusion savamment entretenue sur le site comme dans les pages des guides touristiques !) à deux cellules où auraient vécu le compositeur, la romancière et ses enfants, du 15 décembre 1838 au 11 février 1839. Et à deux pianos sur lesquels, l'un après l'autre, Chopin aurait travaillé durant son séjour romantique à souhait au sein de ce monastère désaffecté, fondé en 1399.



Un subterfuge


Mieux encore ! Par l'effet d'un subterfuge agencé par la famille Ferra qui depuis toujours dirige sur l'île le Festival Chopin, puis par son actuelle directrice, Rosa Capllonch- Ferra, laquelle devrait être la gardienne irréprochable du culte, on aura fait croire à ces millions de visiteurs, du touriste ordinaire à la reine d'Espagne et au président polonais, en passant par Manuel de Falla, Alfred Cortot ou José Luis Borgès, que l'instrument quelconque disposé dans la cellule n°2 et fabriqué à Majorque dans les années 1850, bien après le séjour majorquin de Chopin en 1838-39 et sa mort à Paris, en 1849, que ce piano était celui sur lequel l'artiste avait composé "les Préludes"... alors même qu'à deux pas, la cellule n°4 où avaient effectivement vécu les deux Romantiques, avec l'authentique piano envoyé de Paris par Pleyel qui y est exposé, étaient même un temps interdits d'existence... par décision officielle venue de Madrid.



Début des hostilités


Dans la guerre clochemerlesque qui aura opposé durant huit décennies les propriétaires des cellules 2 et 4, mais surtout le faux et le vrai, la supercherie et la vérité historique, si modeste qu'en soit le sujet (un simple piano droit, mais lourd d'une charge émotive intense et sur lequel furent composées des pages célèbres), dans cette guerre qui vient enfin d'être stoppée net par le jugement d'une magistrate de Palma, solide, documenté, circonstancié et sans appel, à la façon d'un travail universitaire, les hostilités débutèrent dès 1932.



L'authentique piano Pleyel et l'authentique cellule


Cette année-là, sur les conseils du docteur Edouard Ganche, éminent biographe français de Chopin venu en pélerinage à Valldemosa, la cellule n°4 de la Chartreuse, authentifiée depuis 1928* grâce à un dessin** du fils de George Sand, le jeune Maurice Dudevant, comme ayant abrité le compositeur et ses compagnons, la cellule n°4 fut ouverte au public par son propriétaire, le senor Quetglas-Amengual, grand-père de son actuel possesseur, Gabriel Quetglas. On y présenta, on y présente encore aux voyageurs le "pianino" envoyé à Majorque par Pleyel à la demande de Chopin. Arrivé à grand peine sur l'île en décembre 1838, et plus difficilement encore du port de Palma à Valldemosa au début de janvier 1839, le "pianino"*** Pleyel fut installé là où résidaient le Polonais et ses amis français, dans cet ensemble de trois pièces spacieuses qu'on appelle cellule, ouvrant sur un jardin clos de la même surface que celle de l'appartement et d'où l'on découvre un paysage enchanteur surplombant la Méditerranée.



Et le piano décoratif dans une cellule fantaisiste


Tout cela se fit parce qu'une dizaine d'années auparavant, une autre famille de Palma, les Ferra, localement influente et propriétaire des cellules 2 et 3, avait décidé fort opportunément de les ouvrir au tourisme naissant en profitant de la confusion qui longtemps empêcha de situer de façon sûre l'emplacement de la cellule occupée par Sand et Chopin. Pour orner la n°2, cette famille fit l'acquisition d'un vieux piano qui n'était là que pour évoquer la présence de Chopin. Le propriétaire de la cellule, Bartomeu Ferra, dans un opuscule consacré à Valldemosa, y précisait même brièvement que le "pauvre piano majorquin" évoqué par George Sand et sur lequel s'échinait Chopin en attendant celui de Paris, devait être considéré comme définitivement perdu, qu'en aucun cas le piano exposé chez lui avait été celui loué par Chopin.



Fabriqué après la mort de Chopin


Et pour cause ! Le clavier de l'instrument exhibé dans la cellule n°2 comporte 82 touches quand ceux en usage du vivant de Chopin et sur lesquels il composait n'en comportaient que 78, puis 80 dès les années1840. Ce piano de surcroît comporte trois cordes par note quand dans les années 1830 le marteau ne frappait que deux cordes, voire une seule s'agissant des basses. Enfin son apparence est la copie d'instruments qui n'apparurent à Paris qu'au mitan des années 1840. Il est aujourd'hui prouvé que ce piano de la cellule no 2 ne fut construit par des facteurs de Majorque que dans le courant des années 1850, soit près de quinze ans après le départ de Chopin.



Une rose sur le clavier


Cependant, la famille fort avisée de Bartomeu Ferra fera vite disparaître son trop honnête opuscule afin d'en rééditer une version amputée du paragraphe gênant. De même que l'on avait décidé que Chopin et Sand avaient occupé la cellule n°2 dont on était propriétaire (et parce que Sand aurait écrit que de la cellule on voyait la porte de la Chartreuse, comme c'est effectivement le cas de a n°2), on décréta que c'est sur ce piano de rencontre que Chopin entreprit la composition des "Préludes". Pour assurer la touche romantique, un peu comme dans les magazines pour jeunes filles ou sur les pochettes de disques de "musique de charme", on déposa artistiquement une rose sur le clavier. La preuve était ainsi faite du romantisme de l'instrument !



La supercherie perdure


Mais comment une telle supercherie a-t-elle pu perdurer aussi longtemps en dépit des preuves qui s'accumulaient pour la dénoncer ? Déjà, en 1965, la musicologue polonaise Krystina Kobylanska, conservateur du Musée de la Société Chopin, à Varsovie, s'indignait que l'on fît passer le piano et la cellule n°2 pour ce qu'ils n'étaient pas.

C'est parce qu'en Espagne, où la dictature franquiste s'enracina sur des mensonges autrement plus monstrueux, on se moquait au fond éperdument de l'authenticité d'un piano et d'une cellule monacale, de ce qu'on appelle la vérité historique en général, chose qui requiert une rigueur intellectuelle et une culture alors peu en usage de l'autre côté des Pyrénées. C'est aussi qu'il est plus commode de croire à la version que veulent asséner ceux qu'elle arrange, quand ils sont influents. C'est que la justice, dans un pays où longtemps a régné l'arbitraire, est une chose toute relative et plus aimable avec les gens en place. C'est que dans une société insulaire où tout le monde cousine et se tient par la barbichette, les compromissions, les lâchetés sont choses plus courantes encore qu'ailleurs. C'est que l'avènement de la démocratie en Espagne n'a pas changé en un jour les vieilles mentalités.



Festival Chopin et Real Futbol Mallorca


C'est que la senora Capllonch-Ferra, forte de sa situation de directrice et de fille de directrice de festival, si modeste soit-il, mais sujet de fierté locale financé officiellement par la Communauté des Baléares ; forte de ses relations anciennes avec les sociétés Chopin du monde entier, de celles entretenues avec la myriade de pianistes invités dont on prit bien évidemment soin, dans cette lutte picrocholine, de se faire des alliés ; forte encore de l'appui de son frère, ex-président des fans du Real Futbol Mallorca, avait tout, sauf la rigueur et l'authenticité, pour faire pencher la balance de son côté.

Après moult procès perdus et démarches vaines depuis les années 1930 pour rétablir la vérité, il aura fallu que Gabriel Quetglas, excédé par la mauvaise foi de la partie adverse et l'impunité garantie au mensonge, trouve un nouvel angle d'attaque : il porta cette fois plainte pour publicité mensongère en pointant du doigt le panneau qui présentait le piano de la cellule n°2 comme étant "le pauvre piano majorquin" évoqué par George Sand. Et il aura fallu une juge lucide et courageuse pour confondre enfin l'imposture, avec à l'appui mille expertises, documents, témoignages et relevés topographiques. Voilà la partie adverse sommée par décision de justice de retirer l'inauthentique piano de la cellule n°2, et interdite de faire croire, de quelque façon que ce soit, que celle-ci abrita Chopin.



"En extase devant un faux"


Qu'en sera-t-il des parts confortables que touche le clan Ferra-Capllonch sur les 250.000 billets d'entrée délivrés chaque année à la Chartreuse pour 8,50 euros et que se partagent les différents propriétaires ? Ceux du piano et de la cellule authentiques en perçoivent 11%. Ceux du "faux" piano et de la cellule inauthentique, mais aussi d'une pharmacie et d'une imprimerie anciennes, 23,75%. Dès le jugement rendu, un journal majorquin s'est perfidement amusé à publier les photographies d'innombrables personnalités, de la reine Sophie jusqu'au funeste caudillo Franco, toutes posant devant le faux piano, sous le titre : "Extasiados frente a un fraude", "En extase devant une fraude".



par Raphaël de Gubernatis



* Durant tout le XIXe siècle, on n'avait plus su exactement dans quelle cellule avaient séjourné Chopin, Sand et ses deux enfants avec leur domestique. Aussitôt après leur départ prématuré, les paysans arriérés de ce village de montagne qu'est Valldemosa s'étaient empressés d'oublier ces créatures venues d'un monde dont ils n'avaient même pas idée, qui n'assistaient pas à la messe dominicale, snobaient leurs processions et s'horrifiaient de leurs mœurs primitives. Mais déjà tout permettait de penser que ce n'était en aucun cas la cellule n°2 ainsi que l'atteste le témoignage écrit daté de 1896 d'un homme se souvenant, dans son enfance, avoir rendu visite aux illustres voyageurs dans la cellule n°4 ou la cellule n°5, à l'exclusion de toute autre.

** L'emplacement du clocher de la Chartreuse, tel qu'on le voit apparaître sur ce dessin de Maurice, a permis de comprendre que ce dernier ne pouvait avoir été exécuté que du jardin de la cellule n°4 ou, à la rigueur, de l'extrême angle de celui de la n°3. Le recueil de dessins qui était alors la propriété d'Aurore Sand, la petite-fille de Maurice Dudevant, appartient désormais aux propriétaires... de la cellule n°2.

*** A son départ de Majorque, Chopin et Sand vendirent le piano à une Française, Hélène Choussat, mariée au banquier de Palma Canut par qui transitait l'argent envoyé de Paris aux deux artistes. A la mort d'Hélène, le piano passa à son fils, à la femme de celui-ci, au neveu de cette dernière, puis au grand-oncle de son actuel propriétaire, Gabriel Quetglas. Il fut en 1932 réinstallé à la Chartreuse.